(*) http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2016/11/25112016Article636156526083470927.aspx


(**) J'ajoute, puisque François Fillon est notre sujet, l'excellent article d'Alain Réfalo sur son blog :
https://alainrefalo.org/2016/11/27/apres-les-propos-de-fillon-sur-lhistoire-a-lecole-deconstruire-une-memoire-guerriere-et-selective/

(***) j'ajoute encore l'article de Pierre Frakowiak, puissant et bouleversant, en espérant qu'il va réveiller la force de résistance intelligente dont nous allons avoir tellement besoin...
https://blogs.mediapart.fr/pierre-frackowiak/blog/281116/lecole-au-bord-du-gouffre-suite-et-fin

MODESTES REMARQUES SUR LE RÔLE DES « PÉDAGOGUES PRÉTENTIEUX ». par Philippe Meirieu.

En dénonçant le pouvoir de « pédagogues prétentieux » qu’il entend bouter au dehors de l’Éducation nationale, s’il est élu président de la République, François Fillon fait un joli coup politique. Il se joint, dans un contexte international et national qu’il sait sensible à ce thème, au concert contre toutes les formes d’« élitisme »… Il sait, évidemment, que, nulle part, dans aucun des grands corps intellectuels et médiatiques, les « pédagogues » ne sont considérés comme relevant de l’élite : nul Prix Nobel de Pédagogie et nulle chaire de cette discipline au Collège de France ou au CNRS. Pas vraiment de reconnaissance de cette approche disciplinaire et épistémologique dans l’université française, ni même de travaux encouragés et accompagnés sur l’histoire et la tradition de la culture pédagogique en France : il faut aller en Suisse ou en Allemagne, au Royaume-Uni ou même en Italie pour trouver des programmes élaborés sur ces questions…

Les pédagogues, des adeptes du rapt d’enfants

Mais peu importe ! Le mot « pédagogue » fait peur ! Il renvoie, dans l’opinion publique, à une sorte de « caste » de spécialistes, évidemment jargonnant, plus ou moins exclus de leur discipline d’origine (la sociologie ou la philosophie, la psychologie ou l’histoire, la linguistique ou l’économie), qui aurait secrètement pris le pouvoir pour se venger de leur mise à l’écart. Plus encore, les « pédagogues », à un moment où chaque parent veut décider de l’avenir de ses enfants, de son environnement scolaire et de ses méthodes d’apprentissage, des conditions de son « épanouissement » et de son « bonheur scolaire », sont présentés comme des sortes de « dictateurs scolaires » qui oseraient encore mettre en avant le « bien commun éducatif », évoquer la nécessité d’un « cahier des charges » national, voire s’interroger sur la nature des institutions capables de susciter de la solidarité entre nos enfants et, même, mettre en avant le pouvoir de l’École, à travers les apprentissages scolaires eux-mêmes, pour créer véritablement du lien social.

Disons-le tout net : alors que de « vrais politiques », réalistes et « en prise avec la grande majorité des Français », ont parfaitement compris que le choix de l’établissement et de son uniforme, les examens d’entrée égrenés à tous les niveaux de l’institution, les sanctions contre les « mauvais parents » et la mise en place d’une orientation précoce, correspondent parfaitement à la montée d’un individualisme, que nul, désormais, ne prend le risque de critiquer, les « pédagogues » sont tout simplement aujourd’hui des adeptes du « rapt d’enfants ». Ils sont là, tapis en embuscade, pour tenter d’assigner à l’École une mission sociale… autant dire pour voler ostensiblement aux parents leur progéniture, pour former, autant que possible, des citoyens capables de prendre en charge ensemble leur avenir quand, un peu partout, on voudrait simplement les voir « réussir », faire la fierté de leurs parents ébahis, se positionner dans la hiérarchie sociale pour mettre en échec cette crainte du déclassement qui tenaille tant de nos concitoyens.

Que des « pédagogues » s’intéressent aux vertus de la mixité sociale, aux effets de l’entraide entre pairs et entre générations, à l’enrichissement que pourrait représenter, pour toutes et tous, des activités dites « manuelles »… que ces mêmes pédagogues veuillent, au-delà de l’indispensable apprentissage des règles de la langue, donner à chacune et à chacun le goût de l’écrit et l’exigence d’une expression précise et rigoureuse, qu’ils veuillent faire de l’entrée dans la culture non un privilège mais un droit… voilà qui a de quoi inquiéter des politiques dont l’objectif premier reste, semble-t-il, de laisser entendre à chaque parent : « Vous allez enfin pouvoir choisir votre établissement pour vos enfants. Comme vous-mêmes, ils connaîtront les joies subtiles de « l’entre soi ». Votre fils ou votre fille ne risqueront pas de mauvaises fréquentations. Ils seront toujours triés sur le volet et n’auront pas à se préoccuper de ceux et celles qui, accidentés dans leur vie personnelle et sociale, pourraient avoir besoin d’eux. Soyez sereins : au royaume du « développement personnel », on ne leur demandera jamais de s’inscrire dans des collectifs pour faire l’expérience de la solidarité. L’École de la République va devenir celle des familles, des ghettos et des clans. L’École de la culture pour tous, celle de l’excellence pour quelques élus ». (1)

Des pédagogues pas si « prétentieux » que ça !

On peut comprendre, dans ces conditions, l’inquiétude de nos concitoyens. D’autant plus que, non seulement, ces pédagogues sont « pernicieux », mais qu’ils sont présentés comme « prétentieux » ! « Vous verrez : ils vont vous faire taire ! Ils ont la vérité chevillée au corps ! Ils sont tout aussi incapables de reconnaître les différences entre les enfants que les points de vue des parents que vous êtes ! ».
Bon, relativisons les choses : dans la rhétorique politique, « prétentieux » est l’inversion habituelle d’« ambitieux » : les objectifs que l’on défend soi-même sont, naturellement, « ambitieux » (c’est même là notre fierté !) ; ceux que défendent les autres sont, évidemment, « prétentieux » : appliquez cela au chômage, à la politique étrangère ou à l’éducation et cela marche toujours. Donc pas d’inquiétude à avoir ici. Les pédagogues ne sont « prétentieux » que parce qu’ils ne partagent pas les finalités de ceux qui veulent se débarrasser d’eux : ils sont « prétentieux » parce qu’ils misent sur l’éducabilité de tous et de toutes et refusent que certains enfants voient leurs destins scellés à onze ou douze ans ; ils sont « prétentieux » parce qu’ils demandent que chaque adolescent, même ceux qui sont en lycée professionnel ou en Centre de formation d’apprentis, puissent accéder à la réflexion philosophique ; ils sont « prétentieux » parce qu’ils voudraient que les savoirs transmis par l’Éole libèrent et unissent les élèves plutôt que de structurer un système sophistiqué de distillation fractionnée. Ils ne sont pas « prétentieux » donc, ils sont « ambitieux ».

D’autant plus que les vrais « prétentieux », en éducation comme ailleurs, pullulent un peu partout et, en particulier, dans les médias. Sur les plateaux de radio et de télévision comme dans les débats proposés par les éditeurs et la presse écrite, les chroniqueurs et commentateurs de tous poils semblent tous, en effet, disposer de la science infuse. Ils légifèrent sur tout : une vague enquête sur le port de l’uniforme dans les écoles anglaises et c’est parti : voilà ce qu’il faut faire ! Quelques chiffres sur la Finlande ou la Corée du Sud et tout s’éclaire ! Une agression à la porte d’un établissement et ils savent comment réagir ! La baisse de l’orthographe grammaticale et les voilà convaincus de la nécessité de « revenir à la méthode syllabique » ! Ils ont tout compris… Et les autres eux, évidemment, n’ont rien compris ! Surtout ceux qui ont pris la peine de regarder les choses de près, d’examiner l’histoire, de confronter les théories de l’apprentissage, de regarder ce qui se passe dans les classes.

Quel renversement ! Le « prétentieux » est, aujourd’hui celui qui a pris la peine d’étudier Decroly, de travailler sur Emilia Ferreiro, de regarder Vygotsky de près et d’observer des enseignants au travail avant d’émettre un point de vue sur la lecture… Mais le chroniqueur lui, qui n’a rien étudié ou presque, légifère sur tout cela « en toute modestie » !

Et puis, il faut bien le dire, en matière de « prétention », le renfort des neurosciences est devenu particulièrement pratique. Inutile, là encore, de lire les travaux de manière précise. Il suffit de quelques concepts qui traînent un peu partout : la plasticité cérébrale (mais sans l’évocation des dangers de manipulation et de dressage mis en avant depuis longtemps par les « pédagogues »), la théorie des intelligences multiples (mais sans l’alerte sur l’enfermement dans des modes de fonctionnement figés que les pédagogues de la métacognition ont patiemment débrouillée), les travaux sur l’attention (mais sans l’observation précise des situations et des rituels pédagogiques qui permettent de construire une véritable « écologie de l’attention »), la potentialisation à long terme, le recyclage neuronal, les systèmes d’inhibition (mais, le plus souvent, sans les propositions pédagogiques qui permettent de mettre en cohérence ce que l’on sait de la manière dont les sujets « fonctionnent » et de la façon dont on peut intervenir sur leur fonctionnement)… Et puis, bien sûr, un peu partout, l’exaltation de «  ’individualisation », sans toujours distinguer « prédisposition » et « prédiction », en laissant croire, avec une immense « prétention » que toute « prédisposition » impose une trajectoire et détermine un objectif que la pédagogie ne peut qu’accompagner ! Quelle « prétention » que cette conception – quasiment janséniste ! – qui consiste à « remonter toujours en arrière » pour identifier, en deçà de toute éducation, une hypothétique « nature » dont l’éducation n’aurait à permettre que « l’actualisation » !

Entendons-nous bien ! Pas question pour les pédagogues – pas plus aujourd’hui qu’hier – d’ignorer les apports de la science : ils leur sont infiniment précieux. Mais la pédagogie n’est pas une science. Elle articule, de manière toujours difficile, trois types de réalités hétérogènes : d’une part, des finalités philosophiques et politiques, d’autre part, des étayages scientifiques et, enfin, des propositions méthodologiques… le tout en des équilibres jamais donnés à l’avance et toujours à remettre en chantier. C’est pourquoi les pédagogues ne sont surtout pas des « scientistes prétentieux » : ils avancent même en se méfiant du scientisme comme de la peste, conscients – mais ils ne sont pas les seuls heureusement ! – que nulle science, jamais, n’a livré elle-même les conditions de son bon usage.

Des pédagogues qui « travaillent » !

En réalité, si, malgré tout cela, les « pédagogues » peuvent encore apparaître « prétentieux », c’est en raison d’un malentendu qui devrait être depuis bien longtemps dissipé : ce n’est pas parce qu’ils s’intéressent au développement et à l’apprentissage des enfants que leurs travaux et propositions doivent, d’emblée, être « simples ». Voilà bien longtemps que la belle transparence enfantine a volé en éclats et que les cliniciens comme les cognitivistes ont montré l’extrême complexité de la vie psychique de l’enfant. Pour atteindre la « simplicité » du geste pédagogique et didactique qui, dans la classe, permet à chacune et à chacun de s’emparer d’un savoir, il faut un long travail en amont. Le « simple » n’est pas au début – ni là, ni nulle part d’ailleurs ! –, il est l’aboutissement d’un long cheminement, modeste et obstiné.

Pour comprendre cela et sans entrer dans des développements trop longs qu’on trouvera par ailleurs (2), rappelons quelques éléments fondamentaux :

1- Enseigner a longtemps été considéré – et à juste titre – comme « la capacité à porter le savoir au plus haut degré d’intelligibilité pour autrui » (selon une formule que j’emprunte, en la modifiant un peu, à Denis Kambouchner)… et cela afin, simultanément, de rendre ce savoir saisissable par l’intelligence d’autrui et de contribuer à la structurer.

2- Ce projet s’est toujours heurté à des résistances. Mais tant que ces résistances étaient considérées comme la part inévitable d’échec, (et tolérées tant du point de vue social que politique…) cette conception (« porter le savoir au plus haut degré d’intelligibilité pour autrui ») était considérée comme suffisante pour définir le métier d’enseignant et en structurer la formation.

3- Tout change avec la modernité éducative inaugurée par Pestalozzi qui, en 1799, va tenter d’instruire les orphelins de Stans qui, pourtant, le rejettent violemment, puis par Itard, qui, en 1800, veut, contre toute attente, « éduquer » le « sauvage de l’Aveyron » (considéré alors, par tous les experts, comme un « débile de nature »). Cette modernité éducative fait du postulat d’éducabilité le principe pédagogique par excellence. Sans rien enlever au projet de l’intelligibilité des savoirs (qui garde, évidemment, un pouvoir heuristique essentiel), elle remet en question le « principe de l’intelligibilité suffisante ». Il ne suffit pas qu’un savoir soit parfaitement maîtrisé et intelligible par le maître, pour qu’il soit transmis.

4- Notre projet de transmettre se heurte, en effet, aujourd’hui, à la résistance… de ceux qui semblent ne pas pouvoir apprendre… de ceux qui ne veulent pas apprendre… de ceux qui veulent savoir sans apprendre… de ceux qui n’ont pas construit les conditions nécessaires pour apprendre… de ceux dont le « rapport au savoir » n’est pas pris en compte par l’institution scolaire, etc.

5- Et cela d’autant plus qu’avec l’évolution de nos sociétés et dans tous les domaines institutionnels, il n’y a plus superposition entre le projet de l’institution et celui de chacun de ses acteurs dans leur singularité.

6- Dans ces conditions, face à cette résistance, si nous sommes portés par le postulat de l’éducabilité, nous nous devons d’échapper à la double tentation qui nous menace : celle de l’abandon fataliste, d’un côté, et celle du passage en force, de l’autre.

7- Nous sommes donc assignés à construire une professionnalité nouvelle fondée sur l’inventivité pédagogique, à tous les niveaux et pour tous les professionnels du système éducatif. L’enseignant doit « convaincre sans vaincre » et « arraisonner » l’élève… non au sens d’Heidegger, qui évoque l’arraisonnement de l’esprit par la technique, mais dans un sens très différent : amener l’élève à la capacité d’entrer dans la discussion rationnelle, sans dressage ni violence, lui permettre de s’installer autour de la « table ronde » du Roi Arthur évoquée par Marcel Mauss dans la conclusion sur L‘Essai sur le don, en laissant ses armes à l’entrée. Travail long et complexe. Et tout concourt, on l’a vu, à l’abandon de toute prétention pour y parvenir. Il y faut simplement et tout à la fois de l’obstination et de l’humilité.

Que, dans ces conditions, on décide de bouter dehors le « pédagogue » de l’Éducation nationale, serait donc, non seulement une erreur, mais aussi, et surtout, un manque de jugement pédagogique… et politique ! Espérons d’ailleurs que la formule aura d’ailleurs, d’ici là, été identifiée pour ce qu’elle est : une sottise d’une terrible prétention !
Philippe Meirieu.

NOTES
(1) Je ne me résigne nullement à ce « malentendu » entre l’École et les parents, bien au contraire. Je plaide pour un nouveau contrat scolaire entre eux. Voir : L’École et les parents : la grande explication : http://www.meirieu.com/LIVRESEPUISES/ecoleetparents.pdf
(2) Cf. en particulier, Éduquer après les attentats, paris, ESF éditions, 2016 : http://www.meirieu.com/LIVRES/eduquer_attentats.htm
(3) C’est ce que j’ai nommé, dans mes travaux, « le moment pédagogique », cf. La pédagogie entre le dire et le faire, Paris, ESF éditeur, 1995.