LA GUERRE DE CENT ANS..ET PLUS...

Pour savoir marcher un nourrisson apprend-il le pas, l’enjambée, sa longueur, les règles du pas et les mérites de ceux qui se déplacent sans tomber ?
En famille, le nourrisson n’est opposé à aucun camarade pour apprendre la marche, la propreté et la parole. Tout le monde « réussit ». Etonnant !
A l’école, l’ancien nourrisson est mis en compétition avec la totalité de ses camarades de classe pour les apprentissages scolaires.
Seuls les meilleurs gagnent, « réussissent » ce dit-on.

Pourquoi et comment perdre (échouer) ?

En France, il faut se lever tôt et parcourir un vaste territoire pour rencontrer un individu isolé, unique, qui pense que lire est un acte intelligent, réfléchi et sensé. L’opinion publique, mais aussi les professionnels de l’enseignement de la lecture, les médecins, les écrivains, les éditeurs, les libraires, les bibliothécaires, les intellectuels, tous ceux qui font métier de lire ou d’être lu, diplômés en pédagogie, en psychologie et en tout domaine de la pensée, croient comme charbonnier que lire est une activité réflexe et mécanique qui s’apprend par dressage de l’oreille.
Du moins à l’école primaire où, par tradition, tout doit se passer comme nulle part ailleurs. A la messe phoniste l’église est pleine. Lire est-ce penser en mobilisant son intelligence à partir d’un regard activement posé sur un texte ou émettre des sons avec la bouche à destination de l’oreille à partir de syllabes isolées par un doigt, sans réfléchir ? « La méthode » impose la syllabation sonorisée sans réflexion. L’oreille étant définie comme l’organe prioritaire de la lecture, l’enfant apprenant se contraindra par « devoir » à réduire sa vision au champ parcellaire du cyclope. Pourquoi ne lui laisse-t-on pas le choix ?

Réussir sa scolarité dans un système scolaire compétitif, c’est gagner contre les traquenards d’un procédé de syllabation appelé « méthode ». Dans cette compétition qui occupe à temps plein, l’éducation est-elle la question prioritaire ou hors sujet ? Au CP un enfant sur cinq ne réussit pas à déchiffrer avec la méthode préférée de sa maitresse, celle qu’elle a « librement choisie ».
Tenter d’apprendre ce qui n’a pas de sens, exploit qui n’est pas à la portée du premier venu, même adulte, fait rater, constante macabre, leur premier apprentissage scolaire à quatre élèves par CP de vingt en moyenne partout en France, malgré la « diversité » des méthodes de déchiffrage proposées sur le plateau de l’offre commerciale.
Cette « endémie » chronique devrait faire douter, questionner, interroger d’autant que l’échec n’en restera pas au déchiffrage des méthodes. Toute leur scolarité, enfoncés dans le bourbier de la syllabation, égarés, trompés, abusés, âmes en peine conditionnées à apprendre par cœur, les déchiffreurs scolaires erreront sans comprendre ce qu’on leur enseigne et ce qui leur arrive, perdant l’humanité acquise dans les bras de leurs mères, loin des stratégies efficaces et nécessaires pour s’instruire en comprenant, en construisant du sens humain.
Pendant qu’ils pataugent, les autres en s’appuyant sur leur savoir-lire « déjà-là », selon la formule d’Éveline, « réussissent » sans effort leurs déchiffrages. Ils peuvent se livrer sans crainte et sans rire au stupide jeu du bruit de la lettre (sic). L’enfant qui déchiffre sans se tromper est un lecteur qui reconnait le mot en le lisant avant de l’oraliser. Celui qui bute sur les mots est un déchiffreur non lecteur dans l’incapacité d’oraliser ce qu’il n’a pas appris à lire préalablement au déchiffrage.
Coïncidence, détermination ou cible désignée par leur origine ouvrière, les élèves « en échec » dans, et par, un apprentissage toxique sont depuis toujours, depuis que l’école enseigne la « lecture », des enfants du peuple. Comment peut-on penser qu’il soit possible de déchiffrer « ville » et « bille », « mille » et « famille », « sens » et « sans », « chat » et « chaos », « cachot » et « cahot », « lien, lient » et « client », avant de les avoir lus ? Pour entrer dans l’intelligence du monde les enfants ont besoin de l’intelligence de l’écrit, tous, et pas seulement ceux des cadres et des enseignants. On n’apprend pas à lire avec quelqu’un qui enseigne «  la méthode », on apprend en lisant avec quelqu’un qui lit. Est-ce ainsi que l’école instruit en lecture ?

Tir sans sommation

Le Cours préparatoire est le champ sur lequel les classes dominantes mènent la première bataille de la lutte des classes contre le peuple. Tous les ans en septembre, c’est Pearl Harbor sans déclaration de guerre. Débutants ou anciens, les maitres de CP, quelle que soit leur origine sociale, le plus souvent femmes spécialisées dans cet enseignement, dociles et loyaux envers leur maison-mère de substitution, l’école, vont utiliser, à leur insu, contre tout ce qui fait message et a du sens, une arme de guerre qui ne blesse que les enfants du peuple et leur ôte la parole, sachant que les autres apprennent en famille à se protéger de la méthode par la lecture.
Par secret d’école, pour prévenir les fuites, on l’appelle « méthode de lecture ». Passé la maternelle, toute parole réfléchie ou spontanée qui ne répondrait pas à une question deviendra subversion à censurer. Il n’y a pas meilleur patriote et bon soldat de l’idéologie dominante qu’un ancien bon élève devenu prof. La stratégie de syllabation et de déchiffrage approuvée et plébiscitée a pour effet de priver la classe ouvrière de l’accès à la communication écrite, aux textes et à la culture. Cette déprivation culturelle déclenche une lente et progressive atrophie de l’intelligence individuelle et collective de la classe dominée.

Depuis que la fréquentation de l’école maternelle, qui n’est pas soumise à l’impératif des méthodes de syllabation, s’est généralisée, des enfants sans surveillance pourraient apprendre à lire par contact direct avec des messages écrits. Pour empêcher ces échappées, les généraux de l’armée de l’ombre ont inventé une arme « scientifique », l’enseignement préalable de la phonologie. Leur stratégie est de développer la « conscience phonologique » en bas âge, pendant les années pré-élémentaires de maternelle.
Avec cette nouvelle arme, appelée « outil », à 4 ans on « apprend », en asphyxiant son intelligence, à traiter prioritairement le langage d’un point de vue strictement phonologique, comme matériau sonore, indépendamment du sens qu’il véhicule, très secondaire. Trop occupés à « développer une habileté » à segmenter et manipuler phonème, rime et surtout syllabe, les jeunes enfants ne chercheront pas à construire du sens dans l’écrit. Ils l’ignoreront en amont et en aval du CP.
Plus tard on utilisera le « principe alphabétique » pour achever la destruction de l’intelligence de ces « défavorisés ». Si ce n’est pas assez destructeur, on fera utilement « lire » des « non-mots », munitions de réserve, pour les dissuader définitivement de trouver du sens dans l’écrit. Par la phonologie et la syllabation les « scientifiques » et les « philosophes » de l’école parviennent sans difficulté à convaincre les professionnels de l’enseignement et les élèves qu’on peut et doit apprendre à lire sans lire et à « lire » sans comprendre. Après le mitraillage phonologique, les fantassins d’élite de la maternelle et du CP ne savent pas qu’ils ont touché la cible et mis hors jeu 20 % d’enfants, adversaires de classe. Les blessés ignorent qu’ils sont intellectuellement neutralisés, hors compétition et hors combat. Les officines dites de remédiation les achèveront. On peut aussi compter sur les mercenaires et bénévoles de la syllabation. Tous s’activent à une sélection négative par élimination précoce des apprenants de famille ouvrière.

Quand on veut vraiment guérir les « pathologies » de la lecture et leurs séquelles on cesse d’enseigner la langue écrite comme une transcription graphique du français oral. On informe les élèves que l’écrit est une langue en soi, une représentation graphique de la pensée. C’est la rupture avec la tradition scolaire, le conservatisme et l’idéologie dominante. Fini le décodage, le « code » et les « mécanismes » de lecture ! Désormais, lire, ce sera penser avec les yeux sans phonologie, sans les oreilles, comme le font les sourds. On apprendra à lire comme on apprend une seconde langue. On ne décodera pas à haute voix, on ne subvocalisera pas en remuant les lèvres. La lecture « silencieuse » n’est pas un déchiffrage sonore dont on supprime le volume. Toute lecture personnelle est silence. Qu’entend-on dans les bibliothèques ?

Qui est responsable, les enseignants, leur encadrement, leur ministre, l’administration, les marchands, les savants dits de l’éducation, les philosophes de la scolarité sélective, les idéologues des classes dominantes, les gardiens du temple et des traditions ? La coalition de classes a pris une telle ampleur que les responsabilités sont multiples. Les chercheurs autorisés, soucieux d’écarter ces déterminants associés, ont trouvé de multiples causes à l’échec scolaire en général, à l’échec lecture en particulier, toutes intrinsèques à l’individu. L’industrie du traitement de l’échec, qui connait un succès grandissant, fonctionne sur leurs explications.
Hormis les cas de pathologie diagnostiquée, sans corrélation avec l’échec scolaire en France, la cause majeure et majoritaire est-elle interne à l’individu ? Cette activité scolaire qui n’est ni de la lecture, ni de l’éducation, qui déclenche tant d’engouement et de succès commercial auprès des adultes, cette pratique didactique qu’ils appellent « méthode de lecture », bric-à-brac servant à l’enseignement de la syllabation, peut-on la qualifier d’éducative ? Faut-il aider les élèves, en difficulté avec les méthodes, à s’adapter à un enseignement inadapté ? Pourquoi tant d’enthousiasme chez tant de militants pour une pédagogie commerciale qui fait obstacle à l’apprentissage de la lecture ?

La connaissance ne trouve pas place dans les esprits occupés par la croyance.
Laurent CARLE