Qui se souvient des "Vingt-sept phrases pour apprendre à lire", publiées dans les années 70 aux éditions A. Colin ? Bien sûr, je vous parle d'un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, mais ces 27 phrases firent grand bruit en leur temps. Il faut dire que monsieur André Inizan, leur auteur, était une sommité de l'époque : il avait conçu ces phrases avec un soin particulier, sans doute pour permettre à la fois une plongée dans la vraie langue écrite, et une source de réflexions approfondies sur la culture, sous toutes ses formes, comme le prouvent les quatre premières phrases, de l'étape 1, intitulée : "On mange." :
1- maman lave la salade
2- papa découpe le lapin
3- moi, je range ma table
4- il est midi, on mange.

Sans commentaires...

Quoiqu'il en soit, même si l'on ne parlait plus guère de ces 27 phrases, dans les années 2000, monsieur INIZAN continuait de défendre la "conscience phonologique", inventée quelques années plus tôt, et à critiquer les propos de ses collègues, comme Ramus, sur la dyslexie, terme inventé dans la décennie précédente. Celle-ci faisait alors l'objet d'une débat passionné sur le caractère génétique ou non de ce trouble.
Parmi les défenseurs de la dyslexie génétique, comme Ramus, un célèbre médecin des années 90, le Docteur Debray-Ritzen, avait eu le tort d'expliquer, lors d'un grand colloque officiel sur la lecture, que le caractère génétique de la dyslexie était prouvé par le fait que cette maladie se retrouvait dans des familles entières, à quoi, Albert Jacquart, qui prenait la parole juste après lui, avait répondu que le protestantisme devait être aussi génétique, car, il l'avait observé également dans des familles entières... Ce qui contribua à faire baisser quelque peu le crédit de ce docteur...
C'est cette critique d'Inizan, que Laurent analyse ici, pour le plus grand plaisir des collectionneurs de pépites sur l'apprentissage de la lecture, et qui confirme, une fois de plus, l'absurdité des querelles où s'affrontent des théories sur le "comment faire", ou le "à quoi c'est dû" quand le "de quoi on parle" n'est pas précisé.

Analyse du texte DE L'ORIGINE BIOLOGIQUE DE LA DYSLEXIE d'André Inizan
par Laurent Carle.

http://andre.inizan.pagesperso-orange.fr/critique%20Ramus.htm

Débat entre deux chercheurs, Inizan et Ramus, adhérant l’un et l’autre à la théorie théologique de l’écrit, qu’ils définissent comme simple transcription de l’oral pour stockage de la parole en bibliothèque. La langue orale est première, l’écrit n’est que le réservoir des sons parlés enregistrés sur papier, les lettres sont les « habits » des phonèmes, la phonologie est le plus court itinéraire de l’écolier sur le chemin de l’écrit. Ils sont donc tous deux partisans de l’enseignement de la syllabation avec méthode, mais en désaccord sur les critères de définition de ce que doit être une « bonne méthode ».
Le paradoxe :

1. L’un recherche l’origine génétique de la dyslexie, « maladie héréditaire », et la trouve. Il en veut pour preuve le consensus de chercheurs du monde entier.

2. L’autre nie la dyslexie en tant que maladie neurobiologique. Les « dyslexiques » seraient simplement des enfants ayant eu la malchance de se trouver avec un maitre, médiocre pédagogue, qui n’a pas utilisé la bonne méthode.

L’un et l’autre s’écharpent en s’appuyant sur le même postulat imaginaire, sur la même croyance donc : seul l’oral est une langue, l’écrit n’en est que la transcription. Lire est le juste retour des mots vers leur mère génétique, la langue parlée originelle.
Enseigner la lecture se pratique comme l’enseignement de toute matière inerte et de toute langue morte, sans contact fonctionnel entre l’apprenti et un texte social à lire. Son enseignement découpe la lecture en unités élémentaires, les sons et leurs habits graphiques, suivant une progression cumulative de chapitres en chapitres tout au long de l’année scolaire. Parvenu au « son » le plus complexe du « programme » de la « méthode » (la table des matières), on sait lire, sinon c’est l’échec.

L’apprenti lecteur est donc un graphophonologue, « qui se parle à soi-même » disait Alain dans ce texte savoureux : Nous en sommes restés au temps où l’on se lisait à soi-même, où l’on s’écoutait lisant. Cet orateur qui parle à soi ne sait point lire ; et même s’il lit le journal à haute voix et pour d’autres, je ne suis pas assuré qu’il comprend ce qu’il dit, assez occupé de faire correspondre les sons aux signes. Cette partie oratoire de l’art de lire doit être effacée ; il n’est pas utile que j’imagine des sons quand je lis. C’est temps perdu…

Les didacticiens de la lecture ignorent ou dénient Alain.

Si l’enseignement de la bicyclette se faisait à l’école, ce serait, selon la même méthode et la même progression, par démontage et remontage des différentes pièces mécaniques à apprendre en leçons et interrogations écrites (1). Mais comme on ne disposerait pas de bicyclettes réelles, l’apprentissage se ferait sur des croquis et schémas abstraits. Les objets de lecture réels, eux, ne manquent pas en BCD.

Les deux chercheurs ennemis s’accordent sur la nature et la fonction de l’écrit, accessoire et secondaire mémoire de l’oral. Leurs didactiques sont les mêmes : apprendre à rouler et apprendre à lire se pratiquent sur des unités abstraites, sans rouler et sans lire. Les ratés dans l’acquisition de ces compétences scolaires abstraites relèvent, pour l’un, d’un empêchement de nature biologique, pour l’autre, d’une mauvaise méthode d’enseignement. Or, il n’y a pas d’échec en bicyclette.
Il n’y en a pas non plus en « locopédie », ni en « phonolangage ». Il faut dire qu’aucun expert ne fixe les conditions pour apprendre à marcher, à parler et à rouler sur une bicyclette avec une méthode, « non globale », de marche, de parole, de bicyclette. Et personne n’enseigne le code de la marche, les phonèmes de la parole et le pédalage sur bicyclette, ni les correspondances mécanique-pieds-pédales.

L’ignorance ou le déni de la réalité réunit ces chercheurs dans un débat byzantin entre deux astrologues qui entendent des sons là où il y a du sens. Une même église, un même credo, le « code », deux doctrines de « l’étiologie de l’échec » qui s’opposent. « Troubles des apprentissages », provoqués par une empreinte génétique fatale, à soigner sans succès dans une officine neuro-orthophonique contre fautes pédagogiques réparables. Or, ces chercheurs ne sont pas assez lucides ou explorateurs pour découvrir, sous les idées reçues et les lieux communs, que « l’échec » est inscrit dans la méthode de syllabation et programmé par son enseignement. Pour cause, la pérennité de leur carrière est indissociable du succès commercial de l’enseignement de la syllabation.

André Inizan a le mérite de dénoncer un mythe qui fait passer une maladie imaginaire, que son inventeur avait nommée « cécité verbale congénitale », pour une vérité scientifique, et que les phonistes modernes définissent comme « déficit dans le traitement et la représentation des sons du langage ».
Lire un message visuel par traitement et représentation des sons du langage relève d’une rare prouesse intellectuelle !
Personne, ni écolier « en échec », ni savant, n’en est capable.

Mais sa lucidité ne va pas au-delà. Sa participation personnelle à la commercialisation d’une méthode de syllabation, qui enseigne les « règles de correspondance graphème-phonème », le range dans le cercle des savants intéressés par l’enseignement d’une technique de lecture qui se pratiquait encore et déjà il y a six cents ans, avant l’invention du livre imprimé et des polices d’imprimerie, quand les lettrés « lisaient », en déchiffrant, des manuscrits « tout attaché », sans ponctuation. Sa méthode aurait rendu de grands services aux érudits du XVe siècle et avant, à condition toutefois de pouvoir la commercialiser sur codex.
Fournir une information théorique et des outils didactiques aux maitres de CP pour les aider à enseigner la syllabation est incontestablement humain et généreux, mais n’est d’aucun secours pour les élèves « en difficulté » puisque plus personne aujourd’hui ne devient lecteur en déchiffrant. L’enfant déclaré « en échec » ne l’est jamais par rapport à la lecture proprement dite, mais au regard de la méthode de syllabation qui lui a été enseignée.

C’est le fabricant du manuel qui décide et impose ce que lire veut dire. Quand un expert, comme A. Inizan ou F. Ramus, écrit un ouvrage sur la lecture destiné aux enseignants, ce n’est jamais pour leur dire comment un enfant s’y prend pour apprendre à lire, (il faudrait qu’ils le sachent), c’est toujours pour raconter comment les enfants « appliquent » avec docilité les règles de la syllabation et le code de correspondance que ces experts exigent qu’on leur enseigne.
Or, enseigner n’est pas « appliquer » des procédures inventées en laboratoire. Enseigner s’apprend en enseignant.
Eduquer est un art dont les effets s’évaluent aux bénéfices qu’en tire l’éduqué, non aux statistiques chiffrant le nombre d’enseignants satisfaits des méthodes qu’on leur vend.

L’art d’éduquer à la lecture s’améliore par l’observation du cheminement qui a été suivi par ces enfants qui se présentent déjà lecteurs au CP, vierges de « décodage ». Ce n’est pas le maitre qui apprend à lire, c’est l’enfant qui s’apprend à lire, en lisant. L’adulte ne peut que l’accompagner. Concernant leurs procédés d’appropriation des outils de l’autonomie, les enfants ont plus à nous apprendre que les thèses des chercheurs.

Savants, encore un effort pour être scientifiques !
Laurent CARLE

(1) Une preuve vous fut donnée jadis par Jacques Risso :
http://www.charmeux.fr/blog/index.php?2015/05/06/265-pour-la-lecture-comme-pour-le-velo-commencer-par-le-baba-est-indispensable

André Inizan : Commentaire de l'article de Franck Ramus : "De l'origine biologique de la dyslexie"
http://www.ecpa.fr/orthophonie/test.asp?id=1609
La Batterie de lecture (BL) permet une analyse détaillée de la lecture en fin de CP ; elle se compose de trois épreuves : orthographe phonétique et d’usage, compréhension de lecture silencieuse et vitesse de lecture oralisée.
Evaluation du savoir lire et écrire au CP Rév.2000 Echelle Composite, EAP 95 Bd Sébastopol 75002 (2002)